Séminaire Nordique Mushuau Nipi 2020
Les défis de la mise en œuvre des ententes sur les répercussions et les avantages
par Ana Zema
Le Nord m’interpelle.
Ce départ nous mène
vers d’autres directions
aux couleurs des quatre nations :
blanche, l’eau
jaune, le feu
rouge, la colère
noir, cet inconnu
où réfléchit le mystère.
(…)
Je dis aux chaînes du cercle :
Libérez les rêves,
comblez les vies inachevées,
poursuivez le courant de la rivière,
dans ce monde multiple,
accommodez le songe.
(Joséphine Bacon, 2009)
En septembre dernier, j’ai eu le privilège de visiter le site ancestral du Mushuau Nipi, situé au 56e parallèle, dans le Nitassinan, à environ 250 km au nord-est de Schefferville au Québec, pour un Séminaire de recherche sur les défis de la mise en œuvre des ententes sur les répercussions et les avantages (ERA). Cette activité s’intégrait à mon stage de post-doctorat au sein du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA). Le Séminaire a été organisé par la Chaire de recherche sur le développement durable du Nord, en partenariat avec le Conseil de la Nation Innu de Matimekush-Lac John et la Corporation du Mushuau-nipi. Ont participé au Séminaire des membres des communautés innues et naskapies, des représentants d’organismes autochtones et d’organismes miniers, des chercheurs et des étudiants en science politique et en droit. Il a été convenu, pour respecter la confidentialité des informations et l’identité des participants, que la rencontre se déroulerait sous la règle de Chatham House.
Pendant les cinq jours de séminaire nous avons écouté les expériences des participants sur les négociations d’ERA, identifié les obstacles et réfléchit sur comment améliorer leur mise en œuvre. Je présente dans ce blogue mes notes de voyage de façon descriptive et ponctuelle, en espérant que ce qui ne serait être exprimé par des mots, puisse l’être avec le registre en photos. Cela a été une expérience unique pour moi, chercheure venue du Brésil, c’était vraiment la découverte d’un nouveau paysage, d’un nouveau monde et l’occasion de rencontrer des participants dans le contexte de Covid-19.
Image 1 : Vue aérienne de la toundra (photo de l’auteur)
Nous sommes partis de Québec le 10 septembre en avion jusqu’à Schefferville. Puis, nous avons pris un hydravion jusqu’à Mushuau-Nipi. L’immensité de la toundra arctique, avec ses milliers de lacs et de rivières m’a rappelé l’immensité de l’Amazonie et m’a fait penser aux similitudes qui existent entre ces deux régions de la planète, si éloignées et différentes dans leurs biomes, mais qui ont en commun le fait de se retrouver aujourd’hui menacées à cause du réchauffement climatique (Image 1).
Nous sommes arrivés en fin d’après-midi au Mushuau-Nipi. Après avoir été chaleureusement reçus par nos hôtes innus, nous avons été conduits jusqu’à nos tentes préparées avec du sapinage frais (Image 2). L’odeur et la chaleur de la tente nous a immédiatement charmées et fait sentir bienvenue sur en ce lieu très important.
Image 2 : Tashtuikanitshuap (photo de l’auteur)
Le lendemain de notre arrivée, nous avons fait le tour du site avec les guides autochtones qui nous ont raconté l’histoire du Mushuau Nipi, lieu traditionnel de chasse du caribou où se rencontraient Innus, Naskapis et Cris. Ils nous ont montré les vestiges des anciennes maisons et les vestiges des murs qui servaient à diriger le passage des caribous vers leur traversée de la rivière. Ce sont des vestiges précieux qui ont été préservés et qui témoignent non seulement les traces d’occupation autochtones, mais la valeur historique et sacrée de cet endroit stratégique pour les Autochtones chasseurs de caribous (Image 3).
Image 3 : Vestiges archéologiques (photo de l’auteur)
Pour connaître le territoire, « il faut le marcher, il faut le sentir ». Pendant l’après-midi du premier jour, nous avons fait une randonnée jusqu’à la « Pointe du Natikamaukau » d’où on pouvait apprécier le campement et Mushuau Shipu, la « rivière sans arbres » du haut de la vallée (Image 4). Le paysage avec les couleurs éblouissantes des mousses et des lichens ; la beauté et la grandeur de Mushuau Shipu, la rivière sans arbres ; le goût des fruits de l’Arctique, les bleuets et les airelles qui profitent de la chaleur du sol et poussent par terre, tout cela a été une grande découverte pour moi.
Image 4 : Vue de la « Pointe du Natikamaukau » (photo de l’auteur)
Les activités du séminaire ont commencé le 12 septembre. Nous nous sommes réunis dans la Shaputuan (Image 5), la tente de rassemblement, endroit traditionnel de partage. Pendant cette première rencontre, nous avons discuté des défis de la mise en œuvre des ERA de façon générale. Il a été remarqué que les négociations se déroulent dans des contextes de déséquilibre de pouvoirs en ce qui concerne la prise de décisions, l’accès aux ressources financières, au contrôle des informations et à la volonté politique des gouvernements et des entreprises de prendre en compte la vision des Autochtones sur la question. Pour les Autochtones dépasser ce déséquilibre de pouvoirs est difficile et, essayer de créer un rapport de force, demande beaucoup d’énergie. Les négociations n’impliquant pas toute la communauté ; elles sont suivies par des membres du Conseil de Bande, des responsables politiques ou des avocats. En générale, les femmes autochtones ne participent pas des négociations. Au Brésil, on constate aussi un déséquilibre de pouvoir lors des consultations dans le cadre de grands projets de développement. Même si la Constitution fédérale de 1988 détermine la nécessité d’entendre les communautés autochtones afin d’autoriser l’exploitation minière, le consentement préalable, libre et éclairé (CLPE) n’est pas respecté. L’appropriation des mécanismes de consultation et la manipulation des processus d’obtention du CLPE sont souvent dénoncées.
Image 5 : Shaputuan (photo cédée par ML)
Le 13 septembre, nous avons discuté sur les questions relatives à l’emploi et la formation des Autochtones en contexte minier. Les ERA comportent des dispositions relatives à l’emploi, à la formation et des clauses d’embauche préférentielles. À cause des difficultés liées à la formation, l’accès à des postes de niveau supérieur est un des principaux enjeux de l’emploi autochtone en contexte minier. La plupart des emplois spécialisés sont occupés par des non-autochtones. Comme les employés autochtones sont minoritaires, il y a souvent du racisme et de la discrimination au sein du milieu de travail.
Le 14 septembre, nous avons traité des questions relatives à l’acceptabilité sociale et au consentement. Les discussions ont commencé avec la constatation que, quand il s’agit de mines en contexte autochtone, l’acceptabilité sociale est très difficile à obtenir, étant donné les impacts négatifs importants des mines. Lors des négociations des ERA, l’obtention de l’acceptabilité est fondamentale pour l’entreprise. La discussion autour de l’acceptabilité sociale renvoie aux dynamiques sociales et à la question de la participation publique et représente un enjeu majeur, alors que les ERA sont négociées de manière confidentielle et que le processus n’est pas transparent. La participation de la communauté est restreinte, les négociations se déroulent entre avocats et compte un nombre réduit de personnes de la communauté.
Le 15 septembre, dernier jour du séminaire, nous avons discuté de l’utilisation des redevances. Les ERA prévoient des dispositions financières permettant aux communautés de recevoir des redevances, une part des bénéfices ou encore des droits de participations à l’entreprise. Toutefois, des enjeux importants restent à savoir comment sont négociées les redevances et comment elles seront redistribuées. Le fait que les Autochtones doivent investir dans des programmes de services et dans l’infrastructure montre que les gouvernements ne prennent pas en charge ces responsabilités.
Au Brésil, l’exploitation minière dans les Terres Indigènes (TIs) n’est pas autorisée. Cependant, depuis que Bolsonaro est arrivé au pouvoir, le débat sur la question de la libération de l’exploitation minière en TIs a repris avec force. Bolsonaro représente une coalition qui s’oppose explicitement aux droits des peuples autochtones et qui est favorable à l’ouverture des territoires autochtones aux activités minières. Plusieurs projets de loi sont en cours d’analyse au congrès national pour réglementer la question. La position de la grande majorité des peuples autochtones s’est révélée contraire au type d’extraction des ressources minérales préconisé par le gouvernement fédéral. Au Brésil, quelques recherches scientifiques préconisent de suivre l’exemple canadien, en ce qui a trait à la négociation des ERA.
Enfin, les discussions du séminaire m’ont permis de constater que même si le Canada a une réglementation minière étoffée en ce qui a trait aux droits autochtones, quand les négociations des ERA sont faites directement avec les sociétés minières et sans intervention étatique, on observe :
- une réduction de la présence de l’État et une délégation de ses responsabilités à l’industrie ;
- la compensation offerte par les compagnies minières est généralement inadéquate et les emplois générés sont concentrés dans des fonctions peu rémunérées ;
- les peuples autochtones doivent s’adapter aux activités de l’entreprise et non le contraire ;
- il n’y a pas, de la part de l’entreprise, un effort suffisant pour ajuster son mode de fonctionnement au mode de vie autochtone ; et
- les peuples autochtones sont toujours exposés à des comportements racistes et à une augmentation de la violence quand des projets miniers sont installés sur leurs terres.
Les ERA peuvent donc générer des bénéfices et des inconvénients.
Les peuples autochtones du Brésil, comme ceux du Canada, rencontrent des difficultés semblables pour garantir leur droit à l’autodétermination et des limites concrètes au moment d’influencer les décisions sur l’exploitation minière qui impacte leurs territoires.
Au Brésil, les peuples autochtones développent de plus en plus leurs propres protocoles de consultation, non seulement comme un instrument juridique non-étatique pour définir les règles concernant la mise en œuvre du CLPE, mais aussi comme un instrument politique d’affirmation de leur autonomie et de leurs droits territoriaux. Dans les deux pays, les systèmes de négociations et de consultation préalable refusent aux peuples autochtones le droit de dire non et quand les projets miniers s’imposent, en général, les attentes et les aspirations de ces peuples ne sont pas complètement satisfaites.
Finalement, les cinq jours de séminaire ont été une occasion importante pour échanger sur les différents enjeux reliés à la mise en œuvre des ERA, tant du côté des Autochtones que du côté des entreprises. Les débats nous ont permis d’avoir une idée plus claire des obstacles rencontrés lors de la mise en oeuvre des ERA, des faiblesses des ententes elles-mêmes et des chemins possibles pour renforcer la capacité des communautés autochtones à mettre en œuvre ces ententes et également la capacité des entreprises à mettre de l’avant des meilleures pratiques.
Le séminaire a été une opportunité de dialogue sur les ERA, mais nous a aussi permis de partager et d’échanger avec des membres de communautés innues et naskapies, cette expérience qui est « être, vivre et sentir » le territoire. Nous avons eu de très beaux moments d’échanges : nous avons écouté les histoires des femmes innues dans la cuisine pendant qu’elles préparaient la banique ; nous avons vu comment préparer les touladis, Kukamess, en innu ; nous avons appris sur la pharmacopée autochtone, les plantes comestibles et aromatiques et les racines de savoyane ; et nous avons gouté la viande de caribou.
Cette approche avec la réalité des autochtones du Nord du Québec, la chance de les entendre, de connaître de plus près leurs luttes politiques et d’apprendre avec eux sur les difficultés qu’ils expérimentent dans leurs rapports avec les sociétés minières et les gouvernements du Québec, du Labrador et du Canada, a été aussi une occasion de réfléchir sur l’importance de la relation avec la terre, la tradition et la culture et sur les complexes contradictions entre développement, environnement et droits des peuples autochtones. Une expérience unique exprimée de façon magnifique dans le poème de Joséphine Bacon. Le Nord interpelle par les couleurs des mousses et des lichens, par le gout unique des bleutes et des airelles, par la force du vent, le ciel étoilé et le courant de la rivière qui nous rappelle qu’il faut toujours être prête pour combler les vies inachevées et accommoder le songe pour que les rêves, enfin, soient libérés (Image 6 et 7).
Image 6 : Mousses et lichen (photo de l’auteur) Image 7 : Bleuets de l’Arctique (photo de l’auteur)