Cette semaine, Guillaume Vadot, stagiaire postdoctoral au Centre Norbert Elias (EHESS, France), répond à nos questions.
Sujet de thèse :
Ma thèse propose une ethnographie comparée de trois entreprises de plantations industrielles au Cameroun. Dans ce pays d’Afrique centrale, celles-ci couvrent d’immenses surfaces, dédiées à la production d’huile de palme, de sucre, de caoutchouc, de thé ou encore de bananes. Elles constituent également les plus gros employeurs après l’État, une situation qui a tendu à se renforcer au cours des années 2010 à travers la signature de nouveaux contrats d’occupations de terres. L’enquête, menée entre juin 2013 et janvier 2018, a combiné l’observation directe du travail et des lieux de vie avec de nombreux entretiens (n = 252), ainsi que le dépouillement de vastes corpus documentaires et un travail photographique. Le manuscrit est organisé en deux parties. La première, « Vivre et travailler dans une plantation industrielle », est consacrée à l’étude de la main-d'œuvre (tous statuts et toutes catégories confondus), en croisant sociologie des classes populaires, du travail et de l’emploi. La seconde, « La grande plantation comme terroir singulier du politique », s’intéresse aux conflits et aux processus de bureaucratisation qui forment les racines locales de l’État.
Pourquoi ce sujet est intéressant pour moi et pour la communauté :
En ce mois d’octobre 2020, j’ai eu la joie de recevoir le prix de thèse « Afrique et diasporas », qui est délivré tous les deux ans à deux jeunes docteur·e·s en sciences sociales spécialisé·e·s en études africaines. Le prix inclut une subvention destinée à permettre la publication de la thèse sous la forme d’un livre.
Quand j’ai commencé mon doctorat, j’avais surtout à cœur de faire vivre un questionnement que j’avais forgé lors d’un mémoire sur les petits producteurs de coton au Nord du Cameroun. Il me semblait que l’étude du politique en Afrique, profondément renouvelée et enrichie depuis une vingtaine d’années, avait quelque peu délaissé l’observation des interactions et des espaces liés au travail et à la production, quand ces derniers constituent en fait des sites clés pour la genèse du politique et la formation de l’État. J’y reviens dans l’introduction de la thèse, en faisant une histoire de l’objet « travail » tel qu’il a été successivement abordé par les sciences sociales spécialisées sur le continent africain depuis le début du vingtième siècle. Ensuite, je reviens plus concrètement sur la manière dont se forgent les registres d’identification sur les plantations, en rapport étroit avec l’expérience du travail, ainsi que sur la façon dont se forment l’autorité sur les gens et sur les choses au sein de ces espaces productifs spatialisés. Au total, il me semble que mes recherches jusque-là ont contribué à éclairer l’ancrage de l’État camerounais dans ces lieux particuliers que sont les plantations, et, plus généralement, la part prise par les entreprises dans la sociogenèse des États dans l’Afrique néolibérale contemporaine.
Qu’est-ce que le réseau t’a apporté en tant que chercheur :
C’est pour un postdoctorat que j’ai eu la chance de rejoindre le réseau MinErAL. Avec Christine Demmer et Séverine Bouard, j’ai travaillé sur les trajectoires biographiques de femmes kanakes travaillant dans les mines et usines de nickel, en Nouvelle-Calédonie. Il s’agissait pour moi d’une découverte passionnante, à travers la littérature existante, des recherches propres, et une enquête menée par entretiens en 2018 par Mathilde Baritaud, également membre du réseau. Ces quelques mois ont été pour moi une expérience enrichissante, et qui a je crois renforcé ma capacité à analyser les contextes de travail dans les espaces postcoloniaux, et notamment les rapports de genre et liés à la race en leur sein.
Je suis reconnaissant envers le réseau pour la manière qu’il a d’intégrer les nouveaux et nouvelles arrivant·e·s, particulièrement les jeunes chercheurs et chercheuses, en donnant de la visibilité à leurs recherches. Au cours de ce postdoctorat, j’ai pu échanger avec des collègues comme Suzanne Mills et Katie Mazer autour de leurs travaux en cours sur les mines de nickel au Canada, encore une découverte passionnante pour moi.
Ma plus récente publication ou communication :
Il s’agit d’un chapitre d’ouvrage en anglais consacré à l’étude du capitalisme contemporain, et intitulé Accumulating Capital (Théo Bourgeron et Marlène Benquet eds, à paraître fin 2020 chez Routledge). Mon papier a pour titre « Dispossessive Wage Labor. Understanding Accumulation and Its Crisis through Labor Ethnography in Contemporary Cameroon Large-Scale Plantations ». Il décrit la situation dans laquelle se trouvent les ouvrières et ouvriers agricoles des plantations camerounaises, qui n’ont en général qu’un pied dans le salariat, et analyse le régime de travail et de paie construit par ces entreprises pour pallier aux inconvénients de cette salarisation incomplète et en tirer partie.
Je suis également en processus d’évaluation pour un article intitulé « Sous la menace du corps. Travail, organismes et appréciation de soi dans les plantations industrielles au Cameroun ». Le texte porte sur l’engagement des corps par le travail sur les plantations, ainsi que les repositionnements subjectifs et les formes de négociations avec l’encadrement auxquels cette mise à l’épreuve donne lieu.
Livre ou article préféré en lien avec mon sujet de thèse :
Choix difficile ! Au cours de mes recherches, j’ai été largement influencé par le travail d’anthropologues comme Ann Stoler, Philippe Bourgois ou Tania Murray Li, du politiste Jean-François Bayart mais aussi de travaux plus récents qui ont montré comment l’étaticité était négociée plutôt que niée dans l’Afrique contemporaine, ou encore par le géographe David Harvey, dont je tire de nombreux outils pour penser la dynamique matérielle des plantations. Mais, puisqu’il s’agit de choisir une œuvre en particulier, j’aimerais mettre en avant le travail du sociologue Nicolas Renahy, qui a étudié l’évolution des sociabilités parmi les jeunes d’une région ouvrière rurale en Bourgogne (France). La finesse avec laquelle il analyse les contraintes qui pèsent sur ses enquêtés, leurs goûts et dégoûts, la fabrique de leur positionnement au monde, m’a beaucoup influencé, notamment pour saisir l’évolution du référentiel identitaire « ouvrier ». Il y a loin de la Bourgogne au Centre et au Sud du Cameroun, mais il me semble que la même sensibilité doit être employée pour rendre justice aux subjectivités auxquelles j’ai été confronté sans les réifier. Voici la référence : Nicolas Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découvert, 2010, 294 p.